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constitution avait tracé ; l’ancienne aristocratie était vaincue, le peuple était exclu. Comme toutes les affaires se traitaient entre les membres d’une seule classe, dans son intérêt, dans son esprit, on ne pouvait trouver de champ de bataille où de grands partis puissent se faire la guerre. Cette singulière homogénéité de position, d’intérêt et, par conséquent, de vues, qui régnait dans ce que M. Guizot avait appelé le pays légal, ôtait aux débats parlementaires toute originalité, toute réalité, partant toute passion vraie. J’ai passé dix ans de ma vie dans la compagnie de très grands esprits, qui s’agitaient constamment sans pouvoir s’échauffer et qui employaient toute leur perspicacité à découvrir des sujets à dissentiments graves sans en trouver.

D’une autre part, la prépondérance que le roi Louis-Philippe avait acquise dans les affaires et qui faisait qu’il ne fallait jamais se laisser entraîner très loin des idées de ce prince, pour ne pas s’éloigner en même temps du pouvoir, réduisait les différentes couleurs des partis à de petites nuances et la lutte à des querelles de mots. Je ne sais si jamais Parlement (sans en excepter l’Assemblée constituante, je dis la vraie, celle de 1789) a jamais renfermé plus de talents variés et brillants que n’en contenait le nôtre durant les dernières années de la monarchie de Juillet. Cependant,