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Ils gardent une trace d’eux-mêmes quand déjà ils semblent réduits en poussière et se relèvent plusieurs fois du milieu des ombres de la mort avant d’y retomber à jamais. Ce fut précisément au milieu des journées de Juin qu’expira l’homme qui, de nos jours, a peut-être le mieux conservé l’esprit des anciennes races, M. de Chateaubriand, dont tant de liens de famille et de souvenirs d’enfance m’avaient rapproché. Depuis longtemps, il était tombé dans une sorte de stupeur muette qui laissait croire par moments que son intelligence était éteinte. Dans cet état pourtant, il entendit la rumeur de la révolution de Février ; il voulut savoir ce qui se passait. On lui apprit qu’on venait de renverser la monarchie de Louis-Philippe ; il dit : « C’est bien fait ! » et se tut. Quatre mois après, le fracas des journées de Juin pénétra jusqu’à son oreille et il demanda encore quel était ce bruit. On lui répondit qu’on se battait dans Paris et que c’était le canon. Il fit alors de vains efforts pour se lever en disant : « Je veux y aller », puis il se tut et cette fois pour toujours, car il mourut le lendemain.

Telles furent les journées de Juin, journées nécessaires et funestes ; elles n’éteignirent pas en France le feu révolutionnaire, mais elles mirent fin, du moins pour un temps, à ce qu’on peut appeler le travail propre à la révolution de Février. Elles délivrèrent la