dont les mœurs douces et un peu molles étaient encore plus éloignées de la cruauté que de l’héroïsme. Ils ne rêvaient pourtant que destruction et massacre. Ils se plaignaient qu’on n’employât pas la bombe, la sape et la mine contre les rues insurgées et ne voulaient plus faire de quartier à personne ; déjà, le matin, j’avais failli voir fusiller devant moi sur les boulevards un pauvre diable qu’on venait d’arrêter sans armes, mais dont la bouche et les mains étaient noircies par une substance qu’on supposait être et qui était sans doute de la poudre. Je fis ce que je pus pour calmer ces moutons enragés. J’assurai que le lendemain on prendrait des mesures terribles. Lamoricière m’avait en effet dit, le matin, qu’il faisait venir des obus pour les lancer derrière les barricades ; et je savais qu’on attendait de Douai un régiment de sapeurs dont on voulait se servir pour percer les murs et abattre avec le pétard les maisons assiégées. J’ajoutai qu’ils ne devaient fusiller aucun prisonnier, mais qu’il fallait tuer sur-le-champ tout ce qui faisait mine de se défendre. Je laissai mes gens un peu plus tranquilles, et, en continuant mon chemin, je ne pouvais m’empêcher de faire un retour sur moi, et de m’étonner de la nature des arguments dont je venais d’user et de la promptitude avec laquelle je m’étais familiarisé moi-même en deux jours avec ces idées
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