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Comme les insurgés n’avaient pas de canon, la guerre manquait ici de cet aspect horrible qu’elle doit avoir quand le champ de bataille est labouré par le boulet. Les hommes qui étaient atteints devant moi semblaient percés par un trait invisible ; ils chancelaient et tombaient sans qu’on vît d’abord autre chose qu’un petit trou fait dans leurs vêtements ; dans les événements de cette espèce dont je fus témoin, ce fut moins la vue de la douleur physique que le tableau de l’angoisse morale qui me frappa. C’était une chose étrange, en effet, et effrayante que de voir changer soudainement les visages et le feu du regard s’y éteindre tout à coup dans la terreur de la mort.

Au bout d’un certain temps, je vis le cheval de Lamoricière qui s’affaissait, une balle venait de le traverser : c’était le troisième cheval qui était tué sous le général depuis l’avant-veille ; celui-ci sauta légèrement à terre et continua à pied sa conversation furibonde.

Je remarquai que, de notre côté, les moins animés étaient les soldats de ligne ; ils restaient affaiblis et comme engourdis au milieu des souvenirs de Février et ne paraissaient pas encore bien sûrs qu’on ne dût point leur dire le lendemain qu’ils avaient mal fait. Les plus vifs étaient, sans contredit, ces mêmes gardes mobiles dont nous nous étions tant défiés, et je dis encore, malgré l’événement, avec tant de raison, car il tint à