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imaginé la guerre sous cet aspect. Comme, au delà du Château-d’Eau, le boulevard paraissait libre, je ne comprenais pas pourquoi nos colonnes ne passaient pas outre ni pourquoi, si on tenait à s’emparer d’abord de la grande maison qui faisait face à la rue, on ne l’enlevait pas en courant, au lieu de rester si longtemps exposés à la fusillade meurtrière qui en partait. Rien pourtant de plus facile à expliquer ; le boulevard qui me paraissait libre à partir du Château-d’Eau ne l’était pas ; au delà d’un coude qu’il fait en cet endroit, il était au contraire hérissé de barricades jusqu’à la Bastille. Avant d’attaquer les barricades, on voulait se rendre maître des rues qu’on laissait derrière soi et surtout s’emparer de la maison qui faisait face à la rue et qui, dominant le boulevard, eût beaucoup gêné nos communications et enfin, on ne prenait pas cette maison d’assaut, parce qu’on était séparé d’elle par le canal que, du boulevard, je ne voyais pas. On se bornait donc à tâcher de la détruire à coup de canon ou du moins de la rendre intenable. Cette œuvre était fort longue à accomplir, et, après m’être étonné le matin de ce que le combat ne finissait pas, je me demandais comment, à ce train, il pourrait jamais finir. Car ce que je voyais sous mes yeux au Château-d’Eau se reproduisait au même moment sous d’autres formes en cent autres endroits de Paris.