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très sûr de l’état général des esprits. Ces grandes émotions publiques forment une sorte d’atmosphère ardente au milieu de laquelle toutes les passions particulières s’échauffent et bouillonnent.

Je trouvai l’Assemblée agitée par mille bruits sinistres. L’insurrection gagnait partout du terrain. Son foyer et, pour ainsi dire, son corps se trouvait derrière l’Hôtel de Ville : de là, elle étendait de plus en plus ses longs bras à droite et à gauche dans les faubourgs de Paris et menaçait de nous enserrer bientôt nous-mêmes. Le canon se rapprochait, en effet, sensiblement. À ces nouvelles vraies se joignirent mille rumeurs mensongères. Les uns disaient que les munitions commençaient à manquer à nos troupes ; les autres, qu’une partie de celles-ci avait mis bas les armes ou était passée du côté des insurgés.

M. Thiers pria Barrot, Dufaure, Rémusat, Lanjuinais et moi de le suivre dans un cabinet particulier ; là, il nous dit : « Je me connais en insurrection ; celle-ci, croyez-moi, est la plus terrible qu’on ait jamais vue. Dans une heure, les insurgés peuvent être ici, et nous serons massacrés individuellement. Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de nous entendre pour proposer à l’Assemblée, dès que cela nous paraîtra nécessaire et avant qu’il soit trop tard, de rappeler autour d’elle les troupes, afin que, placés au milieu d’elle,