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cependant ils n’avaient pas d’armes, mais on voyait dans leurs regards qu’ils étaient bien près de les prendre. Ils remarquaient avec une joie à peine contenue que le bruit de la canonnade semblait se rapprocher, ce qui annonçait que l’insurrection gagnait du terrain. J’augurais déjà que toute la classe ouvrière était engagée, soit de bras, soit de cœur, dans la lutte ; cela me le prouva. L’esprit d’insurrection circulait en effet, d’un bout à l’autre de cette vaste classe et dans chacune de ses parties, comme le sang dans un seul corps ; il remplissait les quartiers où l’on ne se battait pas, comme ceux qui servaient de théâtre au combat, il avait pénétré dans nos maisons, autour, au-dessus, au-dessous de nous. Les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres, fourmillaient d’ennemis domestiques ; c’était comme une atmosphère de guerre civile qui enveloppait tout Paris et au milieu de laquelle, dans quelque lieu qu’on se retirât, il fallait vivre et, à ce propos, je vais violer la loi que je me suis imposée de ne parler jamais sur la foi d’autrui et raconter un fait que me fit connaître, quelques jours après, mon confrère Blanqui[1] ; quoique fort léger, il marque merveilleusement la physionomie du temps. Blanqui avait fait venir des champs et placé dans sa

  1. De l’Institut, frère de Blanqui du 15 mai.