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rencontrai dans la rue des Jeûneurs un garde national couvert de sang et de fragments de cervelle, il était très pâle et rentrait chez lui. Je lui demandai ce qui se passait ; il me dit que le bataillon dont il faisait partie venait de recevoir à bout portant, à la porte Saint-Denis, une fusillade très meurtrière ; un de ses camarades, dont il me dit le nom, avait été tué à côté de lui et c’est à ce malheureux qu’appartenaient le sang et les débris dont il était lui-même couvert.

Je revins à l’Assemblée, m’étonnant de n’avoir pas rencontré un seul soldat dans tout le chemin que je venais de parcourir ; ce ne fut qu’arrivé en face du Palais Bourbon que j’aperçus enfin de grosses colonnes d’infanterie en marche et suivies de canons.

Lamoricière, en grand uniforme et à cheval, était à leur tête ; je n’ai jamais vu une figure plus resplendissante de passions agressives et je dirai presque de joie, et, quelle que fût la fougue naturelle de son humeur, je pense qu’elle ne l’entraînait pas seule en ce moment et qu’il s’y mêlait aussi l’ardeur de se venger des périls et des outrages qu’on lui avait fait subir en février. — « Que faites-vous, lui dis-je ? On s’est déjà battu à la porte Saint-Denis et les environs de l’Hôtel de Ville se couvrent de barricades. — Patience, me dit-il, nous y allons. Croyez-vous que nous soyons assez sots pour éparpiller nos soldats un jour comme celui-ci