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elles criaient : « Vive l’Assemblée nationale ! » avec ardeur. Dans les légions des faubourgs qui, à elles seules, formaient de véritables armées, on ne voyait guère que des vestes ou des blouses, ce qui ne les empêchait pas de marcher avec une contenance très guerrière. La plupart d’entre elles, en passant devant nous, se bornèrent à crier : « Vive la république démocratique ! » ou à chanter la Marseillaise ou l’air des Girondins. Vinrent ensuite les légions de la banlieue qui, composées de paysans mal équipés et mal armés et couverts de blouses comme les ouvriers des faubourgs, apportaient un esprit tout contraire au leur ; elles le firent bien voir par leurs gestes et par leurs clameurs. Les bataillons de la garde mobile firent entendre des acclamations diverses qui nous laissèrent pleins de doutes et d’anxiété sur l’intention de ces jeunes gens ou plutôt de ces enfants qui tenaient alors, plus que personne, dans leurs mains nos destinées.

Les régiments de ligne qui fermaient la marche défilèrent en silence.

J’assistai à ce long spectacle, le cœur rempli de tristesse ; jamais, à aucune époque, tant d’armes n’avaient été mises à la fois dans la main du peuple. On peut croire que je ne partageais pas la niaise confiance ni la sotte joie de mon ami Carnot ; je prévoyais, au contraire, que toutes ces baïonnettes que je voyais