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de sueur, quoique la nature et l’état de leurs vêtement ne dût pas leur rendre la chaleur très incommode, car plusieurs étaient fort débraillés. Il s’élevait de cette multitude un bruit confus du milieu duquel on entendait sortir quelquefois des propos fort menaçants. J’aperçus des gens qui nous montraient le poing, en nous appelant leurs commis. Ils répétèrent souvent cette expression ; depuis plusieurs jours les journaux ultra-démocratiques ne nommaient les représentants que les commis du peuple et ces goujats s’étaient complus dans cette idée. J’eus l’occasion, un moment après, de remarquer avec quelle vivacité et quelle netteté l’esprit du peuple reçoit et réfléchit les images. J’entendis un homme en blouse qui disait, à côté de moi, à son camarade ! « Vois-tu, là-bas, ce vautour ? J’ai bien envie de lui tordre le cou. » En suivant le mouvement de son bras et de ses yeux, je compris sans peine qu’il parlait de Lacordaire, qu’on voyait assis en habit de dominicain sur le haut des gradins de la gauche. Le sentiment me parut fort vilain, mais la comparaison admirable ; le cou long et osseux de ce père sortant de son capuchon blanc, sa tête pelée, entourée seulement d’une houppe de cheveux noirs, sa figure étroite, son nez crochu, ses yeux rapprochés, fixes et brillants lui donnaient, en effet, avec l’oiseau de proie dont on parlait, une ressemblance dont je fus saisi.