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temps-là, quoiqu’il fût très vaniteux, très bavard et fort ennuyeux, parce que, en causant avec lui, je me mettais mieux au courant des pensées et des projets de Lamartine, que si j’eusse entendu son patron lui-même. L’esprit de Lamartine se réfléchissait dans la sottise de Champeaux comme le soleil dans un verre noirci à la fumée, qui fait voir celui-ci sans rayon, mais plus net qu’à l’œil nu. Je démêlais sans peine que dans ce monde chacun se repaissait à peu près des mêmes chimères que le cuisinier dont je viens de parler, et que Lamartine goûtait déjà dans le fond de son cœur les charmes de ce souverain pouvoir qui s’échappait pourtant à ce moment même de ses mains. Il suivait alors cette voie tortueuse qui devait le conduire si tôt à sa perte, s’efforçant de dominer les Montagnards sans les abattre, et de ralentir le feu révolutionnaire sans l’éteindre, de façon à donner au pays assez de sécurité pour en être béni, mais pas assez pour en être oublié. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, c’était de laisser retomber la direction de l’Assemblée dans les mains des vieux chefs parlementaires. Je crois que c’était alors sa passion dominante. On le vit bien lors de la grande discussion sur la constitution du pouvoir exécutif ; jamais les partis ne montrèrent mieux cette sorte d’hypocrisie pédante qui leur fait cacher les intérêts derrière les idées ; c’est le spectacle ordinaire, mais