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plus exactement au vrai caractère de la révolution de Février et aux seules passions qu’elle eût fait naître ; mais ils étaient plus gens de théorie que d’action et, pour bouleverser la société à leur aise, ils auraient eu besoin de l’énergie pratique et de la science des insurrections que leurs confrères seuls possédaient bien.

De la place que j’occupais, je pouvais facilement entendre ce qui se disait sur les bancs de la Montagne et surtout voir ce qui s’y passait. Cela me donna occasion d’étudier assez particulièrement les hommes qui habitaient cette partie de la Chambre. Ce fut pour moi comme la découverte d’un nouveau monde. On se console de ne point connaître les pays étrangers en pensant qu’on connaît du moins son propre pays, et l’on a tort, car il se trouve toujours dans celui-là même des contrées qu’on n’a point visitées et des races d’hommes qui vous sont nouvelles. Je l’éprouvai bien dans cette circonstance. Il me semblait que je voyais pour la première fois ces Montagnards, tant leur idiome et leurs mœurs me surprirent. Ils parlaient un jargon qui n’était proprement ni le français des ignorants ni celui des lettrés, mais qui tenait des défauts de l’un et de l’autre, car il abondait en gros mots et en expressions ambitieuses. On entendait sortir de ces bancs de la Montagne un jet continu d’apostrophes injurieuses ou joviales ; il s’y faisait en même