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publiques, il voulut trouver d’abord en Normandie, puis à Sorrente, dans la baie de Naples, le repos et la tranquillité, qui lui étaient nécessaires. Mais l’esprit n’est point d’ordinaire l’esclave docile de la volonté, et le sien, pour lequel l’inaction était une véritable souffrance, fut dès lors en travail cherchant un objet digne de le captiver et le trouvant bientôt dans ce grand drame de la révolution française, qui l’attirait invinciblement et qui devait être la matière de son œuvre la plus parfaite.

C’est dans le même moment et au milieu des graves préoccupations que lui donnaient d’un autre côté les nouvelles tous les jours plus sombres de la situation du pays, qu’Alexis de Tocqueville écrivit les Souvenirs, que nous publions aujourd’hui, simples notes jetées sur des feuilles volantes, au courant de la plume, à bâtons rompus, et dont il ne devait autoriser la publication qu’à la fin de sa vie sur les instances de ses amis les plus intimes. Il prit goût à envisager encore et à retracer ainsi les événements auxquels il venait d’être mêlé et dont l’image semblait d’autant plus fugitive et d’autant plus précieuse à fixer que d’autres événements arrivaient soudain précipitant la crise et changeant la face des choses. Tels ces voyageurs qui, au cours d’une aventureuse traversée, ont rencontré au milieu des récifs une île abrupte et sauvage, où ils ont abordé et vécu quelques jours et qui, au moment de s’éloigner à jamais de ses rivages et avant qu’elle disparaisse à leurs yeux dans l’immensité des flots, jettent sur elle un long et mélancolique regard. Déjà l’Assemblée n’avait plus d’indépendance, déjà s’effondrait le régime de la liberté constitutionnelle dont la France vivait depuis trente-trois ans ; déjà, suivant un mot célèbre : « l’Empire était fait. »

Nous sommes aujourd’hui bien placés pour juger l’époque dont ces Souvenirs font le récit, car elle semble encore reculée