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ainsi dire pas. J’ai toujours pensé que les hommes médiocres, aussi bien que les gens de mérite, avaient un nez, une bouche et des yeux, mais je n’ai jamais pu fixer dans ma mémoire la forme particulière qu’avaient ces traits chez chacun d’eux. Je demande sans cesse le nom de ces inconnus que je vois tous les jours, et je l’oublie sans cesse ; je ne les méprise point pourtant, mais je les fréquente peu, je les traite comme les lieux communs. J’honore ceux-ci, car ils mènent le monde, mais ils m’ennuient profondément.

Ce qui avait achevé de me rebuter fut la médiocrité et la monotonie des événements parlementaires de cette époque, ainsi que la petitesse des passions et la perversité vulgaire des hommes qui croyaient les faire ou les conduire.

J’ai quelquefois imaginé que si les mœurs des diverses sociétés diffèrent, la moralité des hommes politiques qui mènent les affaires est partout la même. Ce qui est bien certain, c’est qu’en France, tous les chefs de parti que j’ai rencontrés de mon temps m’ont paru à peu près également indignes de commander, les uns par leur défaut de caractère ou de vraies lumières, la plupart par leur défaut de vertus quelconques. Je trouvais donc en moi autant de difficultés à m’associer qu’à me suffire, à obéir qu’à me conduire.