Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur servait en cette grande aventure, et ils se montraient souvent plus interdits et plus incertains que les passagers eux-mêmes.

M. Thiers fut plusieurs fois d’opinion qu’il fallait se présenter aux élections et se faire élire, et plusieurs fois d’avis qu’il convenait de se tenir à l’écart. Je ne sais si son hésitation naissait de la crainte des dangers qui pourraient suivre l’élection, ou de la peur de n’être pas élu. Rémusat, qui voit toujours si clairement ce qu’on pourrait et si obscurément ce qu’on devrait faire, exposait les bonnes raisons qu’il y avait à rester chez soi, et les raisons non moins bonnes qui devaient porter à en sortir. Duvergier était éperdu. La révolution avait brisé ce système de l’équilibre des pouvoirs, sur lequel son esprit s’était tenu immobile pendant tant d’années, et il se croyait suspendu dans le vide. Quant au duc de Broglie, il n’avait pas sorti la tête de dessous son manteau depuis le 24 février, et il attendait ainsi la fin de la société qui devait, à son avis, être fort proche. M. Molé, seul, quoiqu’il fût de beaucoup le plus vieux de tous les anciens chefs parlementaires et peut-être à cause de cela même, resta toujours très résolument dans l’idée qu’il fallait se mêler aux affaires et essayer de conduire la révolution ; soit que sa plus longue expérience lui eût mieux appris qu’en temps de troubles, le rôle même de spectateur est dangereux ;