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Quoique la révolution de Février ait été la plus courte et la moins sanglante de toutes nos révolutions, elle avait rempli les esprits et les cœurs de l’idée et du sentiment de sa toute-puissance beaucoup plus qu’aucune autre. Je crois que cela tint surtout à ce que ces esprits et ces cœurs étaient vides de croyance et d’ardeurs politiques et qu’il n’y restait plus guère, après tant de mécomptes et d’agitations vaines, que le goût du bien-être, sentiment très tenace et très exclusif, mais très doux, qui s’accorde aisément de tous les régimes de gouvernement, pourvu qu’on lui permette de se satisfaire.

J’apercevais donc un effort universel pour s’accommoder de l’événement que la fortune venait d’improviser, et pour apprivoiser le nouveau maître. Les grands propriétaires aimaient à rappeler qu’ils avaient toujours été ennemis de la classe bourgeoise et toujours favorables à la classe populaire ; les bourgeois eux-mêmes se souvenaient avec un certain orgueil que leurs pères avaient été ouvriers, et, quand ils ne pouvaient pas remonter, à cause de l’obscurité inévitable des généalogies, jusqu’à un ouvrier qui eût travaillé de ses mains, ils tâchaient du moins de dater d’un malotru qui eût fait sa fortune par lui-même. On prenait autant de soin à mettre en évidence celui-là qu’on en eût mis, quelque temps auparavant, à le cacher, tant il est vrai