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que les prêtres, l’ancienne aristocratie et le peuple se rencontraient dans un sentiment commun, sentiment de rancune, il est vrai, et non d’affection ; mais c’est déjà beaucoup en politique où la communauté des haines fait presque toujours le fond des amitiés. Les véritables et les seuls vaincus du jour étaient les bourgeois, mais ceux-là mêmes avaient peu à craindre. Leur gouvernement avait été plutôt exclusif qu’oppresseur, corrupteur, mais non pas violent, il était plus méprisé que haï ; la classe moyenne d’ailleurs ne forme jamais, au sein de la nation, un corps compact et une partie bien distincte dans le tout ; elle participe toujours un peu de toutes les autres, et se confond en quelques endroits avec celles-ci. Ce manque d’homogénéité et de limites précises rend le gouvernement de la bourgeoisie faible et incertain, mais il la rend elle-même insaisissable et comme invisible à ceux qui veulent la frapper quand elle ne gouverne plus.

De toutes ces causes réunies provenait, je pense, cette langueur du peuple qui m’avait frappé, en même que sa toute-puissance, langueur d’autant plus visible, qu’elle contrastait singulièrement avec l’énergie ampoulée du langage, et les souvenirs terribles que celui-ci évoquait. On faisait parler, dans la langue enflammée de 93, les passions tièdes du temps, et l’on citait à tout moment l’exemple et le nom d’illustres