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me rassurait d’ailleurs, était de penser que les vainqueurs avaient été pris à l’improviste par le succès, aussi bien que leurs adversaires par le revers ; leurs passions n’avaient pas eu le temps de s’allumer et de s’aigrir dans la lutte ; le gouvernement était tombé sans être défendu et sans se défendre lui-même. Il avait été soit combattu, soit au moins vivement censuré depuis longtemps par ceux-là mêmes qui, au fond de leur cœur, regrettaient le plus sa chute.

Depuis un an, l’opposition dynastique et l’opposition républicaine avaient vécu dans une intimité trompeuse, faisant les mêmes actes dans des pensées contraires. Le malentendu qui avait facilité la révolution, la rendait aujourd’hui plus douce. La monarchie disparue, le champ de bataille paraissait vide ; le peuple n’y voyait plus distinctement, quels étaient les ennemis qui lui restaient à poursuivre et à abattre ; les vieux objets de sa colère, eux-mêmes, lui manquaient ; le clergé ne s’était jamais complètement réconcilié avec la nouvelle dynastie, et il voyait sans peine sa ruine ; l’ancienne noblesse y applaudissait, quelle que dût en être la conséquence : le premier avait souffert du système intolérant de la bourgeoisie, l’autre de son orgueil ; tous les deux méprisaient ou craignaient son gouvernement.

C’était pour la première fois, depuis soixante ans,