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dans mon cœur ; et je lui parlai avec une violence de langage, que je me suis rappelée souvent depuis avec un peu de honte, et qu’une amitié aussi sincère que la sienne pouvait seule excuser. Je me souviens, entre autres, que je lui dis : « Vous ne comprenez rien à ce qui ce passe ; vous en jugez en badaud de Paris ou en poète. Vous appelez cela le triomphe de la liberté ; c’est sa dernière défaite. Je vous dis que ce peuple, que vous admirez si naïvement, vient d’achever de montrer qu’il était incapable et indigne de vivre libre. Montrez-moi ce que l’expérience lui a appris ? Quelles sont les vertus nouvelles qu’elle lui a données ; les anciens vices qu’elle lui a ôtés ? Non, vous dis-je, il est toujours le même ; aussi impatient, aussi irréfléchi, aussi contempteur de la loi, aussi faible devant l’exemple et téméraire devant le péril que l’ont été ses pères. Le temps n’a rien changé en lui et l’a laissé aussi léger dans les choses sérieuses, qu’il l’était jadis dans les futiles. » Après avoir beaucoup crié, nous finîmes par en appeler tous les deux à l’avenir, juge éclairé et intègre, mais qui arrive, hélas ! toujours trop tard.