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de toute sa vie ; elle était peu à peu devenue non seulement la première mais l’unique. Il s’y était renfermé ; il y avait vécu ; et lorsqu’il s’aperçut tout à coup qu’elle était fausse, il fut comme un homme qui est réveillé la nuit par un tremblement de terre et qui, sentant au milieu des ténèbres sa maison croulante et le sol même qui semble s’abaisser sous ses pieds, demeure éperdu dans cette ruine universelle et imprévue.

Je raisonne aujourd’hui fort à mon aise, sur les causes qui ont amené la journée du 24 février, mais dans l’après-midi de ce jour-là, j’avais bien d’autres choses en tête ; je songeais à l’événement lui-même et je cherchais moins ce qui l’avait produit que ce qui allait le suivre.

Je revins lentement chez moi. J’expliquai, en peu de mots, à madame de Tocqueville ce que je venais de voir, et me mis dans un coin à rêver. Je crois que jamais je ne me sentis l’esprit plus plein de tristesse. C’était la seconde révolution que je voyais s’accomplir, depuis dix-sept ans, sous mes yeux !

Le 30 juillet 1830, au lever du jour, j’avais rencontré, sur les boulevards extérieurs de Versailles, les voitures du roi Charles X, portant leurs écussons déjà grattés, marchant, à pas lents, à la file, avec un air de funérailles ; à ce spectacle, je n’avais pu retenir des larmes. Cette fois, mon impression était d’une autre