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choses éclatent, le point de vue change. Ce qui avait d’abord semblé, aux princes de l’Europe et aux hommes d’État, un accident ordinaire de la vie des peuples, paraît un fait si nouveau, si contraire même à tout ce qui s’était passé auparavant dans le monde, et cependant si général, si monstrueux, si incompréhensible, qu’en l’apercevant l’esprit humain demeure comme éperdu. Les uns pensent que cette puissance inconnue, que rien ne semble ni nourrir ni abattre, qu’on ne saurait arrêter, et qui ne peut s’arrêter elle-même, va pousser les sociétés humaines jusqu’à leur dissolution complète et finale. Plusieurs la considèrent comme l’action visible du démon sur la terre. « La révolution française a un caractère satanique », dit M. de Maistre, dès 1797. D’autres, au contraire, découvrent en elle un dessein bienfaisant de Dieu, qui veut renouveler non-seulement la face de la France, mais celle du monde, et qui va créer en quelque sorte une humanité nouvelle. On retrouve, chez plusieurs des écrivains de ce temps-là, quelque chose de cette épouvante religieuse qu’éprouvait Salvien à la vue des barbares. Burke, reprenant sa pensée, s’écrie : « Privée de son ancien gouvernement, ou plutôt de tout gouvernement, il semblait que la France fût un objet d’insulte et de pitié, plutôt que de devoir être le fléau et la terreur du genre humain. Mais du tombeau de cette monarchie assassinée est sorti un être informe, immense, plus terrible qu’aucun de ceux qui ont accablé et subjugué l’imagination des hommes. Cet être hideux et étrange marche droit à son but, sans être effrayé du