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On a souvent attribué notre révolution à celle d’Amérique : celle-ci eut, en effet, beaucoup d’influence sur la Révolution française, mais elle la dut moins à ce qu’on fit alors aux États-Unis qu’à ce qu’on pensait au même moment en France. Tandis que dans le reste de l’Europe la révolution d’Amérique n’était encore qu’un fait nouveau et singulier, chez nous elle rendait seulement plus sensible et plus frappant ce qu’on croyait connaître déjà. Là, elle étonnait ; ici, elle achevait de convaincre. Les Américains semblaient ne faire qu’exécuter ce que nos écrivains avaient conçu : ils donnaient la substance de la réalité à ce que nous étions en train de rêver. C’est comme si Fénelon se fût trouvé tout à coup dans Salente.

Cette circonstance, si nouvelle dans l’histoire, de toute l’éducation politique d’un grand peuple entièrement faite par des gens de lettres, fut ce qui contribua le plus peut-être à donner à la Révolution française son génie propre et à faire sortir d’elle ce que nous voyons.

Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées au peuple qui la fit ; ils lui donnèrent leur tempérament et leur humeur. Sous leur longue discipline, en absence de tous autres conducteurs, au milieu de l’ignorance profonde où l’on vivait de la pratique, toute la nation, en les lisant, finit par contracter les instincts, le tour d’esprit, les goûts et jusqu’aux travers naturels à ceux qui écrivent ; de telle sorte que, quand elle eut enfin à agir, elle transporta dans la politique toutes les habitudes de la littérature.