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Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l’une des plus grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.

La noblesse française s’obstine à demeurer à part des autres classes ; les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent sur elles ; ils se figurent qu’ils conserveront leur grandeur en se soustrayant à ces charges, et il paraît d’abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et invisible semble s’être attachée à leur condition, qui se réduit peu à peu sans que personne les touche ; ils s’appauvrissent à mesure que leurs immunités s’accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant craint de se confondre, s’enrichit au contraire et s’éclaire, à côté d’eux, sans eux et contre eux ; ils n’avaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens ; ils vont trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger, d’assister leurs vassaux ; mais, comme en même temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et leurs privilèges honorifiques, ils estiment n’avoir rien perdu ; comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu’ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir autour d’eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent leurs sujets ; d’autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit ; ils sont seuls, et, quand on va