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dividualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible, car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part : il les isole ; ils se refroidissaient les uns pour les autres : il les glace.

Dans ces sortes de sociétés, où rien n’est fixe, chacun se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l’ardeur de monter ; et comme l’argent, en même temps qu’il est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n’y a presque personne qui ne soit obligé d’y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles, y sont donc les passions les plus communes. Ces passions s’y répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent jusqu’à celles mêmes qui y avaient été jusque-là le plus étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et à dégrader la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or, il est de l’essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent