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litique ; en possédant plusieurs des privilèges de celle-ci, il avait inspiré en partie la haine qu’elle faisait naître.

Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des classes supérieures ; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient pu l’aider et le conduire. À mesure que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l’aisance, ils le fuient ; il demeure comme trié au milieu de toute la nation et mis à part.

Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands peuples civilisés de l’Europe, et en France même le fait était récent. Le paysan du quatorzième siècle était tout à la fois plus opprimé et plus secouru. L’aristocratie le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait jamais.

Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers ; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu’elle ; son syndic ne sait pas lire ; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son ancien seigneur n’a plus le droit de le gouverner, mais il est arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n’y a plus que le pouvoir central qui s’occupe d’elle, et, comme il est placé fort loin et n’a encore rien à craindre de ceux qui l’habitent, il ne s’occupe guère d’elle que pour en tirer profit.