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divisaient en tant de parties, on oubliait volontiers le bien général, mais on était sans cesse préoccupé de l’intérêt et des droits du corps. On y avait une dignité commune, des privilèges communs à défendre. Nul ne pouvait jamais s’y perdre dans la foule et y aller cacher de lâches complaisances. Chaque homme s’y trouvait sur un théâtre fort petit, il est vrai, mais très-éclairé, et y avait un public toujours le même et toujours prêt à l’applaudir ou à le siffler.

L’art d’étouffer le bruit de toutes les résistances était alors bien moins perfectionné qu’aujourd’hui. La France n’était pas encore devenue le lieu sourd où nous vivons ; elle était, au contraire, fort retentissante, bien que la liberté politique ne s’y montrât pas, et il suffisait d’y élever la voix pour être entendu au loin.

Ce qui assurait surtout dans ce temps-là aux opprimés un moyen de se faire entendre, était la constitution de la justice.

Nous étions devenus un pays de gouvernement absolu par nos institutions politiques et administratives, mais nous étions restés un peuple libre par nos institutions judiciaires. La justice de l’ancien régime était compliquée, embarrassée, lente et coûteuse ; c’étaient de grands défauts, sans doute, mais on ne rencontrait jamais chez elle la servilité vis-à-vis du pouvoir, qui n’est qu’une forme de la vénalité, et la pire. Ce vice capital, qui non-seulement corrompt le juge, mais infecte bientôt tout le peuple, lui était entièrement étranger. Le magistrat était inamovible et ne cherchait