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deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard dans la vie privée. Les deux classes ne sont plus seulement rivales, elles sont ennemies.

Et ce qui semble bien particulier à la France, dans le même temps que l’ordre de la noblesse perd ainsi ses pouvoirs politiques, le gentilhomme acquiert individuellement plusieurs privilèges qu’il n’avait jamais possédés ou accroît ceux qu’il possédait déjà. On dirait que les membres s’enrichissent des dépouilles du corps. La noblesse a de moins en moins le droit de commander, mais les nobles ont de plus en plus la prérogative exclusive d’être les premiers serviteurs du maître ; il était plus facile à un roturier de devenir officier sous Louis XIV que sous Louis XVI. Cela se voyait souvent en Prusse, quand le fait était presque sans exemple en France. Chacun de ces privilèges, une fois obtenu, adhère au sang ; il en est inséparable. Plus cette noblesse cesse d’être une aristocratie, plus elle semble devenir une caste.

Prenons le plus odieux de tous ces privilèges, celui de l’exemption d’impôt : il est facile de voir que, depuis le quinzième siècle jusqu’à la Révolution française, celui-ci n’a cessé de croître. Il croissait par le progrès rapide des charges publiques. Quand on ne prélevait que 1.200.000 livres de taille sous Charles VII, le privilège d’en être exempt était petit ; quand on en prélevait 80 millions sous Louis XVI, c’était beaucoup. Lorsque la taille était le seul impôt de roture, l’exemption du noble était peu visible ; mais, quand les impôts de