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INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE

Comme il faut être déjà très-riche pour entreprendre les grandes industries dont je parle, le nombre de ceux qui les entreprennent est fort petit. Étant peu nombreux, ils peuvent aisément se liguer entre eux, et fixer au travail le prix qu’il leur plaît.

Leurs ouvriers sont, au contraire, en très-grand nombre, et la quantité s’en accroît sans cesse ; car il arrive de temps à autre des prospérités extraordinaires durant lesquelles les salaires s’élèvent outre mesure et attirent dans les manufactures les populations environnantes. Or, une fois que les hommes sont entrés dans cette carrière, nous avons vu qu’ils n’en sauraient sortir, parce qu’ils ne tardent pas à y contracter des habitudes de corps et d’esprit qui les rendent impropres à tout autre labeur. Ces hommes ont en général peu de lumières, d’industrie et de ressources ; ils sont donc presque à la merci de leur maître. Lorsqu’une concurrence, ou d’autres circonstances fortuites, fait décroître les gains de celui-ci, il peut restreindre leurs salaires presque à son gré, et reprendre aisément sur eux ce que la fortune lui enlève.

Refusent-ils le travail d’un commun accord : le maître, qui est un homme riche, peut attendre aisément, sans se ruiner, que la nécessité les lui ramène ; mais eux, il leur faut travailler tous les