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SUR LES MOEURS PROPREMENT DITES.

trace, et qu’il est difficile de dire ce qu’elles étaient du moment qu’elles ne sont plus. Un changement dans l’état social opère ce prodige ; quelques générations y suffisent.

Les traits principaux de l’aristocratie restent gravés dans l’histoire, lorsque l’aristocratie est détruite, mais les formes délicates et légères de ses mœurs disparaissent de la mémoire des hommes, presque aussitôt après sa chute. Ils ne sauraient les concevoir dès qu’ils ne les ont plus sous les yeux. Elles leur échappent sans qu’ils le voient ni qu’ils le sentent. Car, pour éprouver cette espèce de plaisir raffiné que procurent la distinction et le choix des manières, il faut que l’habitude et l’éducation y aient préparé le cœur, et l’on en perd aisément le goût avec l’usage.

Ainsi, non seulement les peuples démocratiques ne sauraient avoir les manières de l’aristocratie ; mais ils ne les conçoivent ni ne les désirent ; ils ne les imaginent point, elles sont, pour eux, comme si elles n’avaient jamais été.

Il ne faut pas attacher trop d’importance à cette perte ; mais il est permis de la regretter.

Je sais qu’il est arrivé plus d’une fois que les mêmes hommes ont eu des mœurs très-distinguées et des sentiments très vulgaires ; l’intérieur des cours a fait assez voir que de grands dehors pouvaient souvent cacher des cœurs fort bas. Mais, si