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INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE

sonne n’en créerait de nouvelles. Le pauvre, privé de lumières et de liberté, ne concevrait même pas l’idée de s’élever vers la richesse, et le riche se laisserait entraîner vers la pauvreté sans savoir se défendre. Il s’établirait bientôt entre ces deux citoyens une complète et invincible égalité. Personne n’aurait alors ni le temps, ni le goût de se livrer aux travaux et aux plaisirs de l’intelligence. Mais tous demeureraient engourdis dans une même ignorance et dans une égale servitude.

Quand je viens à imaginer une société démocratique de cette espèce, je crois aussitôt me sentir dans un de ces lieux bas, obscurs et étouffés, où les lumières, apportées du dehors, ne tardent point à pâlir et à s’éteindre. Il me semble qu’une pesanteur subite m’accable, et que je me traîne au milieu des ténèbres qui m’environnent pour trouver l’issue qui doit me ramener à l’air et au grand jour. Mais tout ceci ne saurait s’appliquer à des hommes déjà éclairés qui, après avoir détruit parmi eux les droits particuliers et héréditaires qui fixaient à perpétuité les biens dans les mains de certains individus ou de certains corps, restent libres.

Quand les hommes, qui vivent au sein d’une société démocratique, sont éclairés, ils découvrent sans peine que rien ne les borne ni ne les fixe et ne les force de se contenter de leur fortune présente.