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SUR LES SENTIMENTS DES AMÉRICAINS.

ont montré avec quelle facilité des gens accoutumés au superflu pouvaient se passer du nécessaire, tandis que des hommes qui sont arrivés laborieusement jusqu’à l’aisance, peuvent à peine vivre après l’avoir perdue.

Si, des rangs supérieurs, je passe aux basses classes, je verrai des effets analogues produits par des causes différentes.

Chez les nations où l’aristocratie domine la société et la tient immobile, le peuple finit par s’habituer à la pauvreté comme les riches à leur opulence. Les uns ne se préoccupent point du bien-être matériel parce qu’ils le possèdent sans peine ; l’autre n’y pense point parce qu’il désespère de l’acquérir et qu’il ne le connaît pas assez pour le désirer.

Dans ces sortes de sociétés l’imagination du pauvre est rejetée vers l’autre monde ; les misères de la vie réelle la resserrent ; mais elle leur échappe et va chercher ses jouissances au dehors.

Lorsque, au contraire, les rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l’envie d’acquérir le bien-être se présente à l’imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l’esprit du riche. Il s’établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez de jouissances matérielles pour