Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/164

Cette page a été validée par deux contributeurs.
155
SUR LE MOUVEMENT INTELLECTUEL.

ment autour d’eux, et ils réussissent souvent à le faire ; car la foule, qui ne cherche dans la poésie que des objets très-vastes, n’a pas le temps de mesurer exactement les proportions de tous les objets qu’on lui présente, ni le goût assez sûr pour apercevoir facilement en quoi ils sont disproportionnés. L’auteur et le public se corrompent à la fois l’un par l’autre.

Nous avons vu d’ailleurs que, chez les peuples démocratiques, les sources de la poésie étaient belles, mais peu abondantes. On finit bientôt par les épuiser. Ne trouvant plus matière à l’idéal dans le réel et dans le vrai, les poëtes en sortent entièrement et créent des monstres.

Je n’ai pas peur que la poésie des peuples démocratiques se montre timide ni qu’elle se tienne très-près de terre. J’appréhende plutôt qu’elle ne se perde à chaque instant dans les nuages, et qu’elle ne finisse par peindre des contrées entièrement imaginaires. Je crains que les œuvres des poëtes démocratiques n’offrent souvent des images immenses et incohérentes, des peintures surchargées, des composés bizarres, et que les êtres fantastiques sortis de leur esprit ne fassent quelquefois regretter le monde réel.