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SUR LE MOUVEMENT INTELLECTUEL.

peuples des classes ignorantes, humbles et asservies ; et celles-ci prêtent à la poésie, par l’excès même de leur grossièreté et de leur misère, comme les autres par leur raffinement et leur grandeur. De plus, les différentes classes dont un peuple aristocratique se compose étant fort séparées les unes des autres et se connaissant mal entre elles, l’imagination peut toujours, en les représentant, ajouter ou ôter quelque chose au réel.

Dans les sociétés démocratiques, où les hommes sont tous très petits et fort semblables, chacun, en s’envisageant soi-même, voit à l’instant tous les autres. Les poètes qui vivent dans les siècles démocratiques ne sauraient donc jamais prendre un homme en particulier pour sujet de leur tableau ; car un objet d’une grandeur médiocre, et qu’on aperçoit distinctement de tous les côtés, ne prêtera jamais à l’idéal.

Ainsi donc l’égalité, en s’établissant sur la terre, tarit la plupart des sources anciennes de la poésie.

Essayons de montrer comment elle en découvre de nouvelles.

Quand le doute eut dépeuplé le ciel, et que les progrès de l’égalité eurent réduit chaque homme à des proportions mieux connues et plus petites, les poètes, n’imaginant pas encore ce qu’ils pouvaient mettre à la place de ces grands objets qui fuyaient avec l’aristocratie, tournèrent les yeux