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ÉTAT ACTUEL ET AVENIR DES TROIS RACES.

ves quittent le pays pour être transportés plus au Sud ; les blancs des États du Nord et les émigrants d’Europe affluent à leur place.

Ces deux causes ne peuvent opérer de la même manière dans les derniers États du Sud. D’une part, la masse des esclaves y est trop grande pour qu’on puisse espérer de leur faire quitter le pays ; d’autre part, les Européens et les Anglo-Américains du Nord redoutent de venir habiter une contrée où l’on n’a point encore réhabilité le travail. D’ailleurs, ils regardent avec raison les États où la proportion des nègres surpasse ou égale celle des blancs comme menacés de grands malheurs, et ils s’abstiennent de porter leur industrie de ce côté.

Ainsi, en abolissant l’esclavage, les hommes du Sud ne parviendraient pas, comme leurs frères du Nord, à faire arriver graduellement les nègres à la liberté ; ils ne diminueraient pas sensiblement le nombre des noirs, et ils resteraient seuls pour les contenir. Dans le cours de peu d’années, on verrait donc un grand peuple de nègres libres placé au milieu d’une nation à peu près égale de blancs.

Les mêmes abus de pouvoir, qui maintiennent aujourd’hui l’esclavage, deviendraient alors dans le Sud la source des plus grands dangers qu’auraient à redouter les blancs. Aujourd’hui le descendant des Européens possède seul la terre ; il est maître absolu de l’industrie ; seul il est riche, éclairé, armé. Le noir ne possède aucun de ces avantages ; mais il peut s’en passer, il est esclave. Devenu libre, chargé de veiller lui-même sur son sort, peut-il rester privé de toutes ces choses sans mourir ? Ce qui faisait la force du blanc,