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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

C’est une chose fort singulière pour un Français que d’entendre les plaintes qui s’élèvent, aux États-Unis, contre l’esprit stationnaire et les préjugés des légistes en faveur de ce qui est établi.

L’influence de l’esprit légiste s’étend plus loin encore que les limites précises que je viens de tracer.

Il n’est presque pas de question politique, aux États-Unis, qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire. De là, l’obligation où se trouvent les partis, dans leur polémique journalière, d’emprunter à la justice ses idées et son langage. La plupart des hommes publics étant, ou ayant d’ailleurs été des légistes, font passer dans le maniement des affaires les usages et le tour d’idées qui leur sont propres. Le jury achève d’y familiariser toutes les classes. La langue judiciaire devient ainsi, en quelque sorte, la langue vulgaire ; l’esprit légiste, né dans l’intérieur des écoles et des tribunaux, se répand donc peu à peu au-delà de leur enceinte ; il s’infiltre pour ainsi dire dans toute la société, il descend dans les derniers rangs, et le peuple tout entier finit par contracter une partie des habitudes et des goûts du magistrat.

Les légistes forment, aux États-Unis, une puissance qu’on redoute peu, qu’on aperçoit à peine, qui n’a point de bannière à elle, qui se plie avec flexibilité aux exigences du temps, et se laisse aller sans résistance à tous les mouvements du corps social ; mais elle enveloppe la société tout entière, pénètre dans chacune des classes qui la composent, la travaille en secret, agit sans cesse sur elle à son insu, et finit par la modeler suivant ses désirs.