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DE L’OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉ.

même temps qu’elle favorise le despotisme légal du législateur, favorise aussi l’arbitraire du magistrat. La majorité étant maîtresse absolue de faire la loi et d’en surveiller l’exécution, ayant un égal contrôle sur les gouvernants et sur les gouvernés, regarde les fonctionnaires publics comme ses agents passifs, et se repose volontiers sur eux du soin de servir ses desseins. Elle n’entre donc point d’avance dans le détail de leurs devoirs et ne prend guère la peine de définir leurs droits. Elle les traite comme pourrait faire un maître ses serviteurs, si, les voyant toujours agir sous ses yeux, il pouvait diriger ou corriger leur conduite à chaque instant.

En général, la loi laisse les fonctionnaires américains bien plus libres que les nôtres dans le cercle qu’elle trace autour d’eux. Quelquefois même il arrive que la majorité leur permet d’en sortir. Garantis par l’opinion du plus grand nombre et forts de son concours, ils osent alors des choses dont un Européen, habitué au spectacle de l’arbitraire, s’étonne encore. Il se forme ainsi au sein de la liberté des habitudes qui un jour pourront lui devenir funestes.

DU POUVOIR QU’EXERCE LA MAJORITÉ EN AMÉRIQUE SUR

LA PENSÉE.

Aux États-Unis, quand la majorité s’est irrévocablement fixée sur une question, on ne discute plus. — Pourquoi. — Puissance morale que la majorité exerce sur la pensée. — Les républiques démocratiques immatérialisent le despotisme.

Lorsqu’on vient à examiner quel est aux États-Unis l’exercice de la pensée, c’est alors qu’on aperçoit bien