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DE L’OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉ.

À l’opinion publique ? c’est elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d’instrument passif ; à la force publique ? la force publique n’est autre chose que la majorité sous les armes ; au jury ? le jury, c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre[1].

  1. On vit à Baltimore, lors de la guerre de 1812, un exemple frappant des excès que peut amener le despotisme de la majorité. À cette époque la guerre était très populaire à Baltimore. Un journal qui s’y montrait fort opposé excita par cette conduite l’indignation des habitants. Le peuple s’assembla, brisa les presses, et attaqua les maisons des journalistes. On voulut réunir la milice, mais elle ne répondit point à l’appel. Afin de sauver les malheureux que menaçait la fureur publique, on prit le parti de les conduire en prison, comme des criminels. Cette précaution fut inutile : pendant la nuit, le peuple s’assembla de nouveau ; les magistrats ayant échoué pour réunir la milice, la prison fut forcée, un des journalistes fut tué sur la place, les autres restèrent pour morts : les coupables déférés au jury furent acquittés.

    Je disais un jour à un habitant de la Pensylvanie : — Expliquez-moi, je vous prie, comment, dans un État fondé par des quakers. et renommé pour sa tolérance, les nègres affranchis ne sont pas admis à exercer les droits de citoyens. Ils payent l’impôt, n’est-il pas juste qu’ils votent ? — Ne nous faites pas cette injure, me répondit-il, de croire que nos législateurs aient commis un acte aussi grossier d’injustice et d’intolérance. — Ainsi, chez vous, les Noirs ont le droit de voter ? — Sans aucun doute. — Alors, d’où vient qu’au collége électoral ce matin je n’en ai pas aperçu un seul dans l’assemblée ? — Ceci n’est pas la faute de la loi, me dit l’Américain ; les nègres ont, il est vrai, le droit de se présenter aux élections, mais ils s’abstiennent volontairement d’y paraître. — Voilà bien de la modestie de leur part. — Oh ! ce n’est pas qu’ils refusent d’y aller, mais ils craignent qu’on ne les y maltraite. Chez nous, il arrive quelquefois que la loi manque de force, quand la majorité ne l’appuie point. Or, la majorité est imbue des plus grands préjugés contre les nègres, et les magistrats ne se sentent pas la force de garantir