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DE L’OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉ.

forts[1] ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs.

Ce n’est pas que, pour conserver la liberté, je croie qu’on puisse mélanger plusieurs principes dans un même gouvernement, de manière à les opposer réellement l’un à l’autre.

Le gouvernement qu’on appelle mixte m’a toujours semblé une chimère. Il n’y a pas, à vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens qu’on donne à ce mot), parce que, dans chaque société, on finit par découvrir un principe d’action qui domine tous les autres.

L’Angleterre du dernier siècle, qu’on a particulièrement citée comme exemple de ces sortes de gouvernements, était un état essentiellement aristocratique, bien qu’il se trouvât dans son sein de grands éléments de démocratie ; car les lois et les mœurs y étaient ainsi établies que l’aristocratie devait toujours, à la longue, y prédominer et diriger à sa volonté les affaires publiques.

L’erreur est venue de ce que, voyant sans cesse les intérêts des grands aux prises avec ceux du peuple, on n’a songé qu’à la lutte, au lieu de faire attention au résultat de cette lutte, qui était le point important. Quand une société en vient à avoir réellement un gouvernement mixte, c’est-à-dire également partagé entre

  1. Personne ne voudrait soutenir qu’un peuple ne peut abuser de la force vis-à-vis d’un autre peuple. Or, les partis forment comme autant de petites nations dans une grande ; ils sont entre eux dans des rapports d’étrangers.

    Si on convient qu’une nation peut être tyrannique envers une autre nation, comment nier qu’un parti puisse l’être envers un autre parti ?