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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

portance de l’attaque aux regards du public. Son arrêt n’a pour but que de frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard.

D’ailleurs, la loi ainsi censurée n’est pas détruite : sa force morale est diminuée, mais son effet matériel n’est point suspendu. Ce n’est que peu à peu, et sous les coups répétés de la jurisprudence, qu’enfin elle succombe.

De plus, on comprend sans peine qu’en chargeant l’intérêt particulier de provoquer la censure des lois, en liant intimement le procès fait à la loi au procès fait à un homme, on s’assure que la législation ne sera pas légèrement attaquée. Dans ce système, elle n’est plus exposée aux agressions journalières des partis. En signalant les fautes du législateur, on obéit à un besoin réel : on part d’un fait positif et appréciable, puisqu’il doit servir de base à un procès.

Je ne sais si cette manière d’agir des tribunaux américains, en même temps qu’elle est la plus favorable à l’ordre public, n’est pas aussi la plus favorable à la liberté.

Si le juge ne pouvait attaquer les législateurs que de front, il y a des temps où il craindrait de le faire ; il en est d’autres où l’esprit de parti le pousserait chaque jour à l’oser. Ainsi il arriverait que les lois seraient attaquées quand le pouvoir dont elles émanent serait faible, et qu’on s’y soumettrait sans murmurer quand il serait fort ; c’est-à-dire que souvent on attaquerait les lois lorsqu’il serait le plus utile de les respecter, et qu’on les respecterait quand il deviendrait facile d’opprimer en leur nom.

Mais le juge américain est amené malgré lui sur le