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GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS.

même, indépendamment des choses auxquelles elle s’applique ; comme ces dévots qui adorent la statue oubliant la divinité qu’elle représente. La centralisation réussit sans peine à imprimer une allure régulière aux affaires courantes ; à régenter savamment les détails de la police sociale ; à réprimer les légers désordres et les petits délits ; à maintenir la société dans un statu quo qui n’est proprement ni une décadence ni un progrès ; à entretenir dans le corps social une sorte de somnolence administrative que les administrateurs ont coutume d’appeler le bon ordre et la tranquillité publique[1]. Elle excelle, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu’il s’agit de remuer profondément la société, ou de lui imprimer une marche rapide, sa force l’abandonne. Pour peu que ses mesures aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de la faiblesse de cette immense machine ; elle se trouve tout-à-coup réduite à l’impuissance.

Il arrive quelquefois alors que la centralisation essaie, en désespoir de cause, d’appeler les citoyens à son aide ; mais elle leur dit : Vous agirez comme je voudrai, autant que je voudrai, et précisément dans le sens que je voudrai. Vous vous chargerez de ces

  1. La Chine me paraît offrir le plus parfait emblème de l’espèce de bien-être social que peut fournir une administration très centralisée aux peuples qui s’y soumettent. Les voyageurs nous disent que les Chinois ont de la tranquillité sans bonheur, de l’industrie sans progrès, de la stabilité sans force, et de l’ordre matériel sans moralité publique. Chez eux, la société marche toujours assez bien, jamais très bien. J’imagine que quand la Chine sera ouverte aux Européens, ceux-ci y trouveront le plus beau modèle de centralisation administratif qui existe dans l’univers.