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du maître de la maison, et nous avons déjà fait mention de lui sans le nommer), voyant une tête rase et un froc, et s’apercevant de l’intention modeste du bon religieux. « Eh ! eh ! cria-t-il, ne vous sauvez pas, révérend père, avancez, avancez. » Don Rodrigo, sans deviner précisément le sujet de cette visite, se serait cependant, par je ne sais quel pressentiment confus, volontiers dispensé de la recevoir. Mais, après que cet étourdi d’Attilio avait appelé si haut, il ne convenait pas qu’il restât lui-même en arrière, et il dit : « Venez, père, venez. » Le père s’avança en s’inclinant devant le maître et répondant de ses deux mains aux salutations des convives.

Lorsque l’honnête homme est en face du méchant, on aime généralement (je ne dis pas tout le monde) à se le représenter le front haut, le regard assuré, la poitrine relevée, et avec un langage de facile liberté. Dans le fait cependant, pour lui faire prendre cette attitude, il est besoin de plusieurs circonstances dont la rencontre est fort rare. Ne vous étonnez donc pas si frère Cristoforo, avec le bon témoignage de sa conscience, le sentiment profond de la justice de la cause qu’il venait soutenir, et cette horreur mêlée de compassion que lui inspirait don Rodrigo, montra un certain air de timidité et de respect, en présence de ce même don Rodrigo qui était là tenant le haut bout à table, dans sa maison, dans son royaume, entouré d’amis, d’hommages, de tous les signes de sa puissance, avec une physionomie à faire expirer dans la bouche de qui que ce fût une prière, et bien plus un conseil, bien plus une remontrance, bien plus un reproche. À sa droite était assis ce comte Attilio, son cousin et, s’il est besoin de le dire, son compagnon de débauche et de méchancetés, qui était venu de Milan passer quelques jours à la campagne chez son digne parent. À gauche et sur un autre côté de la table, se tenait avec un grand respect, tempéré cependant par une certaine assurance et une suffisance assez marquée, le seigneur podestat, le même auquel, en théorie, il eût appartenu de faire justice à Renzo Tramaglino et d’arrêter don Rodrigo dans ses méfaits, comme on l’a vu ci-dessus. En face du podestat, dans l’attitude du respect le plus pur, le plus dévoué, sié-