Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’avait jamais exécuté un ordre semblable ; mais il était prononcé avec une telle résolution qu’elle n’hésita pas à obéir. Elle prit les quatre pauvres bêtes et les remit à Renzo, en lui jetant un regard de compassion méprisante qui semblait dire : « Il faut qu’elle ait été pommée, la sottise ! » Renzo voulait faire des façons, mais le docteur fut inébranlable ; et le jeune homme, plus étonné et plus aigri que jamais, fut obligé de reprendre les victimes refusées et de s’en retourner au village avec ce beau résultat de son expédition à raconter aux deux femmes.

Celles-ci, pendant son absence, après avoir tristement quitté l’habillement des fêtes, et pris celui des jours ouvriers, s’étaient mises à se consulter de nouveau, Lucia en sanglotant, et Agnese en soupirant. Quand cette dernière eut bien parlé des grands effets qu’on devait espérer des conseils du docteur, Lucia dit qu’il fallait chercher à se procurer du secours de toutes les manières ; que le père Cristoforo était un homme capable, non-seulement de conseiller, mais d’agir, lorsqu’il était question de prêter assistance à de pauvres gens ; et que ce serait une excellente chose que de pouvoir lui faire connaître ce qui venait d’arriver. « Sûrement, » dit Agnese ; et elles se mirent à chercher ensemble le moyen ; car pour ce qui était d’aller elles-mêmes au couvent, distant d’environ deux milles, elles ne s’en sentaient pas le courage dans un tel jour ; et sûrement aucun homme sensé ne leur en eût donné le conseil. Mais pendant qu’elles pesaient les divers partis à prendre, on frappa doucement à la porte, et en même temps un Deo gratias[1], prononcé d’une voix assez basse mais distincte, s’y fit entendre. Lucia, jugeant qui ce pouvait être, courut ouvrir ; et aussitôt s’avança, non sans avoir fait une petite révérence familière, un frère lai capucin, quêteur, portant sur l’épaule gauche sa besace pendante dont il tenait l’ouverture tortillée et serrée dans ses deux mains sur sa poitrine.

« Oh ! c’est frère Galdino, dirent les deux femmes.

— Le Seigneur soit avec vous, dit le frère. Je viens pour la quête des noix.

— Va prendre les noix pour les pères, » dit Agnese. Lucia se leva et s’achemina vers l’autre chambre ; mais, avant d’y entrer, elle s’arrêta derrière le dos de frère Galdino qui était resté debout dans la même position ; et, se mettant le doigt sur la bouche, elle fit à sa mère un signe de l’œil qui demandait le secret, avec tendresse, avec instances, et aussi avec une sorte d’autorité.

Le quêteur, levant les yeux sur Agnese de la distance où il était, dit : « Et ce mariage ? C’est aujourd’hui qu’il devait se faire ; j’ai vu dans le village une sorte de mouvement, comme s’il y avait quelque chose de nouveau. Qu’est-ce qui est arrivé ?

— M. le curé est malade, et il faut retarder, » répondit promptement Agnese. Si Lucia n’avait pas fait son signe, la réponse eût probablement été différente. « Et comment va la quête ? dit-elle ensuite pour changer de propos.

— Pas trop bien, brave femme, pas trop bien. Tout est là. » Et, en disant ces mots, il ôta sa besace de dessus ses épaules et la fit sauter sur ses deux

  1. C’est en Italie une manière assez ordinaire de s’annoncer, surtout parmi les personnes pieuses, et plus particulièrement dans les classes inférieures. (N. du T.)