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Maintenant que direz-vous en apprenant que dès leur arrivée et lorsqu’ils venaient à peine de s’installer dans leur nouveau pays, Renzo y trouva des désagréments tout prêts qui l’attendaient ? Des misères, si vous voulez ; mais il faut si peu pour troubler une situation heureuse ! En peu de mots, voici le fait.

Tout ce qui s’était dit dans l’endroit sur le compte de Lucia longtemps avant qu’elle y arrivât, ce que l’on y savait des peines que Renzo avait endurées pour elle sans jamais laisser ébranler sa constance et sa fidélité, peut-être aussi quelque mot de quelque ami partial pour lui et pour tout ce qui lui appartenait, tout cela avait fait naître une certaine curiosité de voir la jeune femme, un certain préjugé en faveur de sa beauté. Or vous savez ce que c’est qu’un préjugé semblable et quelle est sa façon d’agir. Il se crée des images, il y croit, il est sûr de son fait ; à l’épreuve ensuite il devient difficile, dédaigneux, ne trouve plus de quoi le satisfaire, parce qu’au fond il ne savait lui-même ce qu’il voulait ; et il fait payer sans pitié les avantages qu’il avait accordés sans raison. Lorsque cette Lucia vint à paraître, plusieurs qui lui supposaient peut-être des cheveux vraiment d’or, des joues vraiment de roses, des yeux lançant de véritables traits, et que sais-je de merveilleux encore ? ceux-là se mirent à hausser les épaules, froncer leur nez et dire : « Quoi ! ce n’est que cela ? Après un si long temps, après tant de discours, on s’attendait à quelque chose de mieux. Qu’est-ce donc après tout ? Une paysanne comme tant d’autres. Ah bien ! pour des figures pareilles ou qui même valent mieux, on en trouve partout. » Venant ensuite aux détails, ils remarquaient, celui-ci un défaut, celui-là un autre, et il y en eut même aux yeux de qui tout en elle était laid.

Comme pourtant personne n’allait dire en face ces sortes de choses à Renzo, il n’y avait pas jusqu’ici grand mal. Ceux qui le firent, le mal, furent certains qui les lui rapportèrent ; et Renzo, que voulez-vous ? en fut piqué au vif. Il se mit à ruminer sur ces propos, à s’en plaindre amèrement, et avec ceux qui l’en entretenaient, et plus longuement avec lui-même. — « Que vous importe, à vous autres ? Qui vous a dit de vous attendre à telle ou telle chose ? Suis-je jamais venu vous en parler ? Vous dire qu’elle fût belle ? Et quand vous me le disiez, vous ai-jamais répondu autre chose, sinon que c’était une brave fille ? C’est une paysanne ! Vous ai-je jamais dit que je vous amènerais une princesse ? Elle n’est pas de votre goût ? ne la regardez pas. Vous en avez, des belles femmes ; ne regardez qu’elles. »

Et voyez un peu comme quelquefois il suffit d’une bagatelle pour décider de la situation d’un homme pendant toute sa vie. Si Renzo avait été obligé de passer la sienne dans ce pays, selon son premier dessein, c’eût été une vie fort peu gaie. À force d’éprouver du déplaisir, il était devenu déplaisant lui-même. Il était désobligeant envers chacun, parce que chacun pouvait être de ceux qui se permettraient de critiquer Lucia ; non qu’il leur rompît proprement en visière ; mais vous savez que de choses peuvent se faire sans manquer aux règles de la bienséance, tout jusqu’à s’ouvrir le ventre avec son voisin. Il avait je ne sais quel rire sardonique pour chacun de ses propos ; il trouvait de son côté à critiquer sur tout. C’était au point que, si le temps était mauvais deux