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façons, quelques excuses, disant que ce n’était pas son métier, qu’il ne pourrait aller qu’à tâtons, qu’il parlait par obéissance, qu’il s’en remettait au jugement de Sa Seigneurie ; après tous ces préambules, disons-nous, il prononça ce qui, à son avis, était une somme exorbitante. L’acheteur dit que, pour ce qui le regardait, cela lui paraissait fort bien, et, comme s’il avait mal entendu, il répéta le chiffre en le doublant. Il ne voulut ensuite d’aucune rectification, coupa court sur cette matière et mit fin à l’entretien en invitant la société à dîner le lendemain des noces à son château, où l’on passerait l’acte en règle.

« Ah ! disait ensuite don Abbondio en lui-même, lorsqu’il fut rentré chez lui, si la peste faisait toujours et partout les choses de cette façon-là, ce serait vraiment péché que d’en médire. On se prendrait presque à souhaiter qu’il y en eût une à chaque génération, et l’on pourrait souscrire à l’avoir, mais, pour en guérir, entendons-nous. »

La dispense arriva, l’absolution arriva, le grand jour arriva lui-même. Les deux fiancés allèrent, avec une sécurité triomphale, à cette église qui depuis si longtemps les attendait, et où, par la bouche même de don Abbondio, ils devinrent époux. Un autre triomphe, et bien plus singulier, fut leur marche vers ce château que vous connaissez trop bien, et je vous laisse à penser quelles idées durent occuper leur esprit tandis qu’ils gravissaient cette montée, qu’ils franchissaient le seuil de cette porte, et quels discours ils durent tenir, chacun selon son caractère. Je dirai seulement qu’au milieu de leur joie, tantôt l’un, tantôt l’autre, répéta plus d’une fois que pour que la fête fût complète il eût fallu y voir le pauvre père Cristoforo. « Mais pour son propre bonheur, disaient-ils ensuite, il est mieux que nous bien sûrement. »

Le marquis leur fit grand accueil, les conduisit dans une belle office, fit placer à table les époux avec Agnese et la marchande, et, avant de se retirer pour dîner ailleurs avec don Abbondio, il voulut, pendant quelque temps, tenir compagnie à ses conviés et aida même à les servir. Il ne viendra, j’espère, à l’esprit de personne de dire qu’il eût été plus simple de ne faire qu’une seule table. Je vous l’ai donné pour un brave homme, mais non comme un original, comme on dirait aujourd’hui ; je vous ai dit qu’il était humble, mais non qu’il fût un prodige d’humilité. Il en avait assez pour se mettre au-dessous de ces bonnes gens, mais non pour se tenir au pair avec eux.

Après les deux dîners, le contrat fut dressé de la main d’un docteur qui ne fut point Azzecca-Garbugli. Celui-ci, je veux dire sa dépouille mortelle, était comme elle est encore à Canterelli. Et pour les personnes qui ne sont pas de ces contrées-là, je vois bien qu’il faut ici une explication.

À un demi-mille environ au-dessus de Lecco, et presque à côté d’un village appelé Castello, est un lieu dit Canterelli où deux chemins se croisent, et, à l’un des angles de leur rencontre, on voit une élévation de terrain, une sorte de butte artificielle surmontée d’une croix, laquelle butte n’est autre chose qu’un monceau de cadavres de gens morts dans la peste qui nous a si longuement occupés. La tradition, il est vrai, dit simplement les morts de la peste, mais ce doit sûrement être celle-ci, qui fut la dernière et la plus meurtrière dont on ait