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que de quarantaine, et qu’il ne resterait de la contagion que quelques traces çà et là, ces traces qu’un tel fléau laissait toujours pour quelque temps après lui !

Notre voyageur allait donc allègrement, sans s’être dit ni où il s’arrêterait cette nuit, ni comment, ni quand, ni si même il ferait cette pause, pressé seulement d’avancer, d’arriver à son village, de trouver à qui parler, à qui raconter son histoire, et puis, et surtout, de se remettre en route pour Pasturo et y chercher Agnese. Il marchait la tête pleine de tout ce qu’il avait vu, de tout ce qui lui était arrivé dans ce jour ; mais, à travers les images de misères, d’horreurs, de ses propres dangers, venait toujours pour le réjouir cette gentille pensée : Je l’ai trouvée ; elle est guérie ; elle est à moi !

Et là-dessus il faisait une petite gambade, et, dans ce gai transport, il faisait jaillir l’eau de toute sa personne, ainsi qu’un chien barbet sortant de la rivière ; ou bien quelquefois il se contentait de se frotter vivement les mains, en redoublant de prestesse et d’ardeur. Sur le chemin qu’il revoyait, il recueillait, pour ainsi dire, les idées qu’il y avait laissées le matin et la veille, et reprenait de préférence celles-là même qu’il avait alors le plus cherché à repousser ; les doutes, les difficultés, l’incertitude s’il la trouverait, s’il la trouverait vivante parmi tant de morts et de mourants. « Et je l’ai trouvée vivante ! » se disait-il pour conclusion. Il se reportait en esprit aux circonstances les plus terribles de cette journée ; il se voyait avec ce marteau de porte à la main : Y sera-t-elle ou n’y sera-t-elle pas ? et une réponse si peu réjouissante ; et n’avoir pas même le temps d’y réfléchir, par l’assaut de ces mauvais fous en furie ; et ce lazaret, cette mer agitée ! Va-t’en la trouver là-dedans ! Et il l’avait trouvée ! Il retournait à ce moment où la procession des convalescents avait fini de passer : quel moment ! quel crève-cœur de ne l’y avoir pas vue ! et maintenant cela lui était bien égal. Et ce quartier des femmes ! Et là, derrière cette cabane, lorsqu’il s’y attendait le moins, cette voix, bien réellement cette voix ! Et l’instant d’après, l’avoir vue en personne, l’avoir vue sur pied ! Mais quoi ? restait encore ce nœud désolant du vœu, et plus serré que jamais. Tranché aussi ce nœud-là. Et cette haine contre don Rodrigo, ce fiel permanent et rongeur qui aigrissait tous ses maux et empoisonnait toutes ses consolations, disparu également. Si bien que je ne saurais me figurer un contentement plus vif que celui où était notre jeune homme, à part son incertitude sur le compte d’Agnese, son triste pressentiment pour le père Cristoforo, et l’idée que l’on se trouvait encore au milieu de la peste.

Il arriva à Sesto à la tombée de la nuit, et la pluie ne faisait pas mine de vouloir cesser. Mais, sentant ses jambes mieux que jamais disposées à le servir, sachant toutes les difficultés qu’il éprouverait à se donner un gîte, trempé d’ailleurs comme il l’était, il ne lui vint pas même à l’idée de chercher à faire halte. La seule chose qui l’incommodât était un grand appétit ; car la joie qu’il avait au cœur lui eût rendu facile à digérer bien autre chose que la petite soupe du capucin. Il regarda si là aussi il ne trouverait pas une boutique de boulanger ; il en vit une, prit deux pains qu’on lui passa au bout des pincettes et avec les