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action ! Vous m’avez rendu un beau service ! Un trait de cette sorte envers un honnête homme, envers votre curé ! Dans sa maison ! dans un lieu sacré ! Belle prouesse vraiment ! Pour m’arracher de la bouche mon malheur, votre malheur ! ce que je vous cachais par prudence, pour votre bien ! Et maintenant que vous le savez, je voudrais voir que vous me fissiez… ! Pour l’amour de Dieu ! n’allons pas plaisanter. Il ne s’agit pas de tort ou de raison : il s’agit de force. Et quand ce matin je vous donnais un bon conseil… prr…, tout de suite en furie. J’avais du bon sens pour moi et pour vous ; mais, en pareil cas, que fait-on ? Ouvrez au moins, et donnez-moi ma clef.

— Je puis avoir eu tort, » répondit Renzo d’une voix radoucie envers don Abbondio, mais dans laquelle se faisait sentir sa fureur contre l’ennemi qu’il venait de découvrir : « je puis avoir eu tort ; mais mettez-vous la main sur la conscience, et dites si dans ma position… »

En disant ces mots, il avait tiré la clef de sa poche, et allait ouvrir. Don Abbondio le suivit, et, tandis que Renzo tournait la clef dans la serrure, il se mit à côté de lui ; puis, avec un visage sérieux et chagrin, tenant les trois premiers doigts de sa main droite levés devant les yeux du jeune homme comme pour l’aider à son tour : « Jurez au moins,… » lui dit-il.

« Je puis avoir eu tort ; excusez-moi, » répondit Renzo en ouvrant la porte et se disposant à sortir.

« Jurez, » répéta don Abbondio en lui saisissant le bras d’une main tremblante.

« Je puis avoir eu tort, » dit encore Renzo en se dégageant ; et il partit à toutes jambes, tranchant ainsi la question, qui, de même qu’une question de littérature, de philosophie ou d’autre chose, aurait pu durer des siècles, puisque chacune des deux parties ne faisait que répéter son propre argument.

« Perpetua ! Perpetua ! » cria don Abbondio, après avoir vainement rappelé le fugitif. Perpetua ne répondit pas, et don Abbondio ne sut plus en quel monde il pouvait être.

Il est arrivé plus d’une fois à des personnages d’une tout autre importance que don Abbondio de se voir dans des conjonctures si pénibles, dans une telle incertitude du parti à prendre, qu’ils ont cru trouver un excellent expédient en se mettant au lit avec la fièvre. Cet expédient, don Abbondio n’eut pas à l’aller chercher, car il s’offrit de lui-même. La peur de la veille, l’insomnie pleine d’angoisses de la nuit, la peur nouvelle du moment, l’anxiété sur l’avenir, produisirent leur effet. Accablé de sa peine et tout étourdi, il se remit sur son grand fauteuil, commença à se sentir quelques frissons dans la moelle des os, se regarda les ongles en soupirant, et, de temps en temps, il appelait d’une voix tremblante et chagrine : « Perpetua ! » Elle arriva enfin avec un gros chou sous le bras et d’un air délibéré, comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire. J’épargne au lecteur les lamentations, les doléances en retour, les débats entre l’accusation et la défense, les « Vous seule pouvez avoir parlé », et les « Je n’ai rien dit », tout le bavardage en un mot de ce colloque. Il me suffira de dire que don Abbondio ordonna à Perpetua de mettre la barre derrière la porte,