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oppresser tous les êtres vivants, et ajouter je ne sais quoi de pesant et de pénible à toute sorte d’ouvrages, à l’oisiveté, à l’existence même. Mais, dans ce lieu destiné aux souffrances et à la mort, on voyait l’homme déjà aux prises avec le mal succomber sous cette oppression nouvelle ; on voyait par centaines les malades tourner précipitamment à leur fin ; et la dernière lutte se faisait avec plus d’angoisses, les gémissements qu’arrachait un surcroît de douleurs étaient plus étouffés ; peut-être dans ce lieu désolé une heure aussi cruelle ne s’était-elle point encore vue.

Le jeune homme avait déjà parcouru longtemps et sans fruit le labyrinthe de baraques, lorsque, parmi les plaintes de toute sorte dont son oreille était incessamment fatiguée, il distingua un mélange tout particulier de cris d’enfants et de bêlements ; et bientôt il arriva devant une clôture de planches assemblées, de l’intérieur de laquelle venait ce bruit extraordinaire. Il regarda par une large ouverture que deux planches laissaient entre elles, et vit un enclos contenant des baraques éparses, et, tant dans ces cahutes que sur le peu de terrain qu’elles laissaient libre, une infirmerie différente de celle qui était établie dans tout le reste du lazaret. Des enfants au maillot étaient couchés à terre sur de petits matelas, des oreillers, des draps ou de petits tapis ; des nourrices ou d’autres femmes étaient tout occupées auprès d’eux ; et, ce qui surtout captivait les regards, des chèvres étaient mêlées avec elles et les aidaient dans leurs touchantes fonctions. C’était en un mot un hospice de petits enfants, tel que le lieu et l’époque avaient permis de le former. Rien n’était singulier, en effet, comme de voir, parmi ces chèvres, les unes se tenir immobiles sur leurs quatre jambes au-dessus de l’enfant qu’elles allaitaient, les autres accourir, comme attirées par un sentiment maternel, au cri de leur nourrisson, s’arrêter près de lui, chercher à se placer de manière qu’il pût atteindre à leur pis, bêler, s’agiter, comme pour demander que l’on vînt tout à la fois au secours de l’un et de l’autre.

Çà et là étaient assises des nourrices avec des enfants au sein ; et plusieurs montraient un sentiment de tendresse qui pouvait faire douter si elles se trouvaient en ce lieu pour gagner un salaire, ou si plutôt elles n’y avaient pas été conduites par cette charité spontanée qui va cherchant les besoins et les douleurs pour les soulager. L’une, tout affligée, détachait de son sein épuisé un malheureux petit être dont la faim s’exprimait par ses pleurs, et tristement elle cherchait la chèvre qui pouvait la remplacer pour lui. Une autre regardait d’un œil de complaisance celui qui s’était endormi sur sa mamelle, et, le baisant légèrement, allait le poser sur son matelas dans une cahute. Mais une troisième, abandonnant son sein à un nourrisson étranger, avec un air cependant qui n’exprimait pas l’indifférence, mais une pénible préoccupation, fixait ses regards vers le ciel ; et quelle pensée se révélait dans cette attitude et ce regard, si ce n’est que l’enfant auquel elle avait elle-même donné le jour avait sucé ce même lait et peut-être ensuite rendu sur ce sein le dernier soupir. D’autres femmes plus âgées remplissaient d’autres tâches. Celle-ci accourait aux cris d’un petit enfant affamé, le prenait et le portait près d’une chèvre qui