Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/544

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le concert infernal, mêlé au tintement des sonnettes, au bruit des roues criant sur leurs essieux, au piétinement des chevaux sur le pavé, résonnait dans le vide et le silence des rues, et, retentissant à l’intérieur des maisons, il venait serrer le cœur au peu de personnes qui les habitaient encore.

Mais de quoi ne peut-on quelquefois s’accommoder dans la vie ? Quelle est la chose qui ne peut paraître bonne en certaines situations ? Le danger du moment d’auparavant avait rendu plus que tolérable à Renzo la compagnie de ces morts et de ces vivants même ; et maintenant ce fut pour ses oreilles une musique, je dirai presque agréable, que celle à laquelle il devait de voir cesser pour lui l’embarras d’une telle conversation. Encore tout troublé, tout bouleversé, il remerciait en son cœur et de son mieux la Providence de s’être tiré d’un tel péril, sans avoir reçu de mal ni en avoir fait à personne ; il la priait de l’aider maintenant à se délivrer de ses libérateurs ; et, de son côté, il se tenait prêt, regardant alternativement et la rue et ces hommes, à saisir le moment où il pourrait se laisser glisser en silence, sans leur donner occasion de faire quelque tapage, quelque scène qui inspirât de mauvaises idées aux passants.

Tout à coup, au détour d’un coin, il lui sembla reconnaître les lieux ; il regarda plus attentivement, et fut sûr de son fait. Savez-vous où il était ? Sur le cours de Porte-Orientale, dans cette rue par où il était venu tout lentement et s’en était retourné si vite, environ vingt mois auparavant. Il se souvint aussitôt qu’on allait par là tout droit au lazaret ; et cet avantage de se trouver précisément sur son chemin sans l’avoir cherché, sans l’avoir demandé à personne, lui parut une faveur spéciale de la Providence, en même temps qu’un heureux présage pour les événements qui restaient à s’accomplir. Dans ce moment, un commissaire venait au-devant des chariots, en criant aux monatti de s’arrêter et je ne sais quoi encore ; toujours est-il que l’on fit halte, et la musique se changea en de bruyants colloques. Un des monatti qui était sur le chariot de Renzo, sauta à bas ; Renzo dit à l’autre : « Je vous remercie de votre charité, Dieu vous la rende ; » et il sauta de même de l’autre côté.

« Va, va, pauvre petit untore, répondit le monatto ; ce ne sera pas toi qui dépeupleras Milan. »

Par bonheur il n’y avait là personne qui pût l’entendre. Le convoi était arrêté sur la gauche du cours ; Renzo se hâta de prendre l’autre côté ; et, rasant le mur, il s’avance bien vite sur le pont ; il le passe, suit la rue du faubourg, reconnaît le couvent des capucins ; déjà il est près de la porte, il voit l’angle du lazaret, il franchit la barrière, et devant lui se déploie la scène que présentait le dehors de cette enceinte, scène qui à peine donnait une idée de celle du dedans, et qui cependant était déjà vaste, variée dans ses horreurs, impossible à décrire.

Le long des deux côtés de l’édifice qui de ce point s’offrent à la vue, ce n’était de toute part que mouvement et agitation. Les malades allaient par troupes au lazaret. Nombre d’entre eux étaient assis ou couchés sur les bords du fossé qui en suit les murs ; et c’étaient ceux à qui les forces avaient manqué pour atteindre jusqu’à l’établissement, ou bien ceux qui, en étant sortis par déses-