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Il raconta lui-même à son ami toutes ses aventures, et celui-ci lui fit en échange une infinité d’histoires sur le passage de l’armée, sur la peste, sur les untori, sur les prodiges que l’on avait vus. « Ce sont de tristes choses, dit l’ami en conduisant Renzo dans une chambre que la contagion avait rendue vide d’habitants, des choses qu’on n’aurait jamais cru voir, des choses à vous ôter la gaieté pour toute la vie ; mais cependant en parler entre amis est un soulagement. »

Au point du jour, ils étaient tous les deux dans la cuisine, Renzo tout prêt à faire route, ayant sa ceinture cachée sous son pourpoint, et son grand couteau dans sa poche : quant à son petit paquet, il le laissa en dépôt chez son hôte, pour marcher plus librement. « Si tout va bien, lui dit-il, si je la trouve en vie, si… dans ce cas, je repasse par ici ; je cours à Pasturo donner ma bonne nouvelle à cette pauvre Agnese, et puis, et puis… Mais si par malheur, par un malheur que Dieu veuille nous épargner… Alors je ne sais ce que je ferai : ce qu’il y a de sûr, c’est que vous ne me reverrez plus dans ces contrées. » En parlant ainsi, debout sur la porte, il promenait ses regards sur l’horizon et considérait avec attendrissement et tristesse tout à la fois cette aurore de son pays que depuis si longtemps il n’avait plus vue. Son ami lui dit, comme c’est d’usage, d’avoir bonne espérance ; il voulut qu’il emportât avec lui quelques provisions pour la journée ; il l’accompagna un bout de chemin, et le laissa aller ensuite en lui renouvelant ses souhaits.

Renzo s’achemina sans se presser, attendu qu’il lui suffisait d’arriver ce jour-là près de Milan, pour y entrer le lendemain de bonne heure et commencer aussitôt ses recherches. Son voyage fut sans accident et sans nulle circonstance propre à le distraire de ses pensées, affligées seulement toujours de la vue des mêmes misères, des mêmes douleurs. Comme la veille, il s’arrêta, lorsqu’il en fut temps, dans un petit bois, pour faire son repas et se reposer. En passant, à Monza, devant une boutique ouverte où était du pain en étalage, il en demanda pour ne pas risquer d’en demeurer dépourvu. Le boulanger commença par lui défendre d’entrer, et ensuite il lui tendit sur une petite pelle une écuelle contenant de l’eau et du vinaigre, en lui disant d’y jeter l’argent qu’il avait à lui remettre pour le prix de sa marchandise, ce qui fut fait ; après quoi, au moyen de certaines pincettes, il lui présenta les deux pains que Renzo avait achetés et qu’il mit dans chacune de ses poches.