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en chemise, assis par terre, le dos appuyé contre une haie de jasmins, dans l’attitude d’un insensé. À cette attitude, comme ensuite à l’air de l’individu, il crut reconnaître ce pauvre imbécile de Gervaso qui était venu servir de second témoin dans l’expédition qui fut si malheureuse ; mais, s’en étant approché davantage, il vit que c’était au contraire ce Tonio si intelligent, si éveillé, par qui Gervaso y avait été conduit. La peste, en lui enlevant tout à la fois la force du corps et les facultés de l’esprit, avait développé sur sa figure et dans toute sa manière d’être un petit germe de ressemblance, autrefois inaperçu, qu’il avait avec son idiot de frère.

« Oh ! Tonio ! lui dit Renzo en s’arrêtant devant lui, c’est toi ? »

Tonio leva les yeux sans remuer la tête.

« Tonio ! ne me reconnais-tu pas ?

— Elle vient à qui elle vient, répondit Tonio, restant ensuite la bouche ouverte.

— Tu l’as, n’est-ce pas, pauvre Tonio ? Mais est-ce donc que tu ne me reconnais pas ?

— Elle vient à qui elle vient, » répéta l’autre avec un sourire hébété. Renzo, voyant qu’il n’en tirerait rien de plus, continua son chemin, plus triste encore. Tout à coup il voit paraître, au détour d’un coin, et s’avancer de son côté quelque chose de noir, et il reconnaît aussitôt don Abbondio. Le pauvre curé venait à tout petits pas, portant son bâton comme un homme que le bâton porte à son tour, et à mesure qu’il s’approchait il devenait de minute en minute plus facile de juger, à la pâleur de son visage, à son air défait et à toute son allure, qu’il avait aussi subi sa bourrasque. De son côté, il regardait le survenant ; tour à tour il croyait le reconnaître ou se tromper ; il distinguait, à la vérité, quelque chose d’étranger dans ce costume, mais c’était précisément ce qui était propre au costume des gens de Bergame.

« C’est lui sans nul doute ! » dit-il enfin en lui-même, et il leva les mains au ciel par un mouvement de surprise et de contrariété, restant ensuite ainsi avec le bâton en l’air, ce qui permettait de voir combien ses pauvres bras étaient à l’aise dans les manches qu’ils remplissaient si bien autrefois. Renzo hâta le pas vers lui, et lui fit sa révérence ; car, quoiqu’ils se fussent quittés de la manière que vous savez bien, c’était pourtant toujours son curé.

« Vous êtes ici, vous ? s’écria don Abbondio.

— Comme vous voyez. A-t-on quelques nouvelles de Lucia ?

— Quelles nouvelles voulez-vous qu’on en ait ? On n’en a point. Elle est à Milan, si toutefois elle est encore de ce monde. Mais vous…

— Et Agnese, est-elle en vie ?

— Cela peut être ; mais qui voulez-vous qui le sache ? Elle n’est pas ici. Mais…

— Où est-elle ?

— Elle est allée demeurer dans la Valsassina, chez les parents qu’elle a à Pasturo, vous savez bien ? Parce qu’on dit que là-bas la peste ne fait pas comme ici le diable à quatre. Mais vous, dis-je…